« Il y a un désir très fort de justice fiscale en France » – INTERVIEW avec Gabriel Zucman
POLITIQUE – Une manière de dire qu’il n’y a que l’éco qui compte ? Les murs de son bureau à l’ENS Paris Saclay de Paris, où il nous reçoit ce mardi 16 septembre sont entièrement blancs, les tables dénuées de frivolité. L’essentiel est de toute façon ailleurs.
Depuis plusieurs semaines Gabriel Zucman s’est lancé dans une course médiatique, enchaînant interviews et plateaux télé pour défendre la taxe qui désormais porte son nom. En un peu moins d’un an, sa mesure pour taxer un peu plus les ultra-riches est devenue un totem de la gauche, auquel semble désormais suspendue la stabilité du gouvernement. Entretien.
Le HuffPost : Sébastien Lecornu reçoit ce mercredi le Parti socialiste. Olivier Faure réclame des gestes forts et notamment la taxe Zucman. C’est finalement sur votre mesure que semble reposer la stabilité politique, quel regard portez-vous sur cette situation ?
Gabriel Zucman : Il y a un désir très fort de justice fiscale en France, et c’est légitime. Dans une période où on a des problèmes de déficit, un gouvernement qui refuse d’écouter cette demande et qui est prêt à dérembourser des médicaments, à supprimer des jours fériés, à geler des salaires, à tout inventer, avant même d’envisager la possibilité de demander aux milliardaires de payer un taux minimum d’imposition, c’est un gouvernement qui se met dans une position de grande faiblesse et de grande fragilité.
Le gouvernement se dit ouvert à une meilleure contribution des plus riches mais en excluant le patrimoine professionnel. Est-ce toujours une « taxe Zucman » ?
Non. Il faut apprendre des erreurs de l’ISF et ne pas les répéter. En excluant, la notion de patrimoine professionnel de l’ISF lors de sa création par les socialistes, on a laminé son rendement et décrédibilisé l’idée d’une taxation des grandes fortunes.
Aujourd’hui, c’est ça être riche, c’est posséder beaucoup d’actions.
L’impôt que je propose n’est pas un impôt sur les entreprises ni sur l’outil de travail, mais pour les personnes détenant plus de 100 millions d’euros. C’est un impôt pour faire payer un peu plus les ultra-riches, en l’occurrence, 2 % pour des gens dont la fortune a augmenté de 10 % par an en moyenne depuis 1996. C’est une mise en conformité de nos lois fiscales avec nos principes constitutionnels fondamentaux d’égalité devant l’impôt. Si on exclut les biens professionnels, il ne reste plus grand-chose dans l’assiette et on reste dans l’injustice fiscale actuelle. Aujourd’hui, c’est ça être riche, c’est posséder beaucoup d’actions.
François Hollande propose de baisser le taux si le patrimoine professionnel est inclus, et évoque comme autre piste une augmentation de la flat taxe. Qu’en pensez-vous ?
2 %, c’est un taux consensuel qui corrige l’anomalie et qui permet de s’assurer que les milliardaires paient autant que les autres en proportion de leurs revenus. Tout part du constat réalisé par l’Institut des politiques publiques (IPP) qui a démontré que, tous prélèvements obligatoires compris, les milliardaires français avaient un taux d’imposition deux fois plus faible que celui de la moyenne des Français.
Tout taux inférieur serait inacceptable et reviendrait à dire qu’on ne peut pas demander aux milliardaires de payer autant que les autres.
L’impôt minimum est un dispositif puissant qui permet de s’attaquer à toutes les formes d’optimisation. Il est exprimé en pourcentage du patrimoine, parce que le revenu est lui très facile à manipuler. Tout taux inférieur serait inacceptable et reviendrait à dire qu’on ne peut pas demander aux milliardaires de payer autant que les autres.
Augmenter la flat taxe ne résoudra en rien le problème puisque la raison pour laquelle les ultra-riches paient très peu d’impôts, c’est parce qu’ils s’organisent pour déclarer très peu de revenus. Les dividendes atterrissent dans des holdings où ils ne sont pas soumis à la flat taxe, et donc pas imposés. Vous pouvez augmenter le taux de la flat taxe de 300 % si vous voulez, ça ne changera rien.
Vos détracteurs estiment qu’un nouvel impôt en plus de la flat taxe conduirait à une double imposition. Ils pointent des problèmes de liquidités : des contribuables devraient vendre des actifs pour s’acquitter de l’impôt.
Erreur et mécompréhension. Je propose un impôt différentiel. Pour une personne qui a un patrimoine de plus de 100 millions d’euros, on regarde ce qu’elle paye en impôts : CSG, IR, flat taxe… Si cela fait moins de 2 % de son patrimoine, elle paie juste le complément, il ne peut y avoir de double imposition. Les gens dont on parle ont largement de quoi payer puisqu’en moyenne, la rentabilité du patrimoine au-delà de 100 millions, c’est 6 %.
Évidemment, il y a des cas très rares d’illiquidité, comme Mistral. Là, il faut permettre de payer l’impôt en nature, avec des actions. L’État deviendrait donc actionnaire, or la puissance publique est déjà au capital de beaucoup de licornes via la Banque publique d’investissements, ça existe déjà. Ensuite, l’État peut mettre ces titres dans un fonds souverain, les revendre aux salariés ou à d’autres épargnants français en interdisant la revente à des non-résidents.
On touche ici à la notion de propriété, ce qui gêne aussi vos détracteurs.
Ce qui les heurte et les chagrine, c’est d’avoir à payer des impôts. Il y a déjà un impôt sur la propriété en France : la taxe foncière. Pour un bien à 300 000 € et un crédit de 200 000 €, votre patrimoine est de 100 000 €. Quand vous payez 2 000 € de taxe foncière, vous payez l’équivalent de 2 % de votre patrimoine. Auquel il faut ajouter le reste des impôts. Personne ne parle de la taxe foncière comme d’une remise en cause du droit de propriété.
Une taxe à laquelle ne consentiraient pas les concernés peut-elle marcher ? Dans Le Monde, des économistes, dont Philippe Aghion, évoquent un rendement de la taxe Zucman plutôt à 5 milliards.
Si on part du principe qu’on ne peut pas taxer les milliardaires parce qu’ils ne le souhaitent pas, c’est profondément corrosif pour la possibilité même de former une société et d’avoir une démocratie.
Laisser entendre que taxer ces 1 800 personnes reviendrait à fragiliser l’innovation, ce n’est pas fidèle à la réalité de l’innovation en France
J’ai beaucoup de respect pour Philippe Aghion et ses collègues, mais l’argument se fonde sur les expériences passées. Ils ont raison, l’ISF rapportait 5 milliards. Là, au lieu de créer un ISF truffé d’exonérations, on crée un impôt sur très peu de contribuables, 1 200 milliards d’euros de patrimoine, et sans exonération. On peut s’attendre à 20 milliards d’euros de recettes.
Laisser entendre que taxer ces 1 800 personnes reviendrait à fragiliser l’innovation, il me semble que ce n’est pas fidèle à la réalité de l’innovation en France qui est faite chaque jour par des centaines de milliers de personnes. Qui payent aussi beaucoup d’impôts.
Le gouvernement pointe le risque d’exil fiscal. On peut aussi soulever le risque de voir les gens partir juste avant l’entrée en vigueur de la taxe, ou de voir partir ceux qui dans le futur voudraient se développer en France ?
L’exil fiscal n’est pas nul mais il est faible. Même le Conseil d’analyse économique le dit. L’idée que je m’échine à faire passer, c’est qu’on peut le combattre en créant un bouclier. Les personnes devenues très riches en France et qui partent à l’étranger continueraient à payer l’impôt minimum pendant 5, 10, 15 ans… C’était dans la proposition de loi votée en février.
Ensuite, sur les départs avant une entrée en vigueur, cela méritera une rédaction vigilante et le Conseil constitutionnel tolère déjà une rétroactivité large pour des motifs d’intérêt général, comme la lutte contre l’évasion fiscale.
Pour la suite… J’ai enseigné 10 ans à Berkeley, à des milliers d’étudiants. Beaucoup ont créé leur start-up. Je n’ai jamais vu personne me dire « j’ai des idées pour bouleverser l’IA et créer mon entreprise mais ce qui m’angoisse, c’est les taxes que je vais payer quand je serai milliardaire ». C’est une fable.
Vous êtes très présents dans les médias pour défendre vos travaux, plébiscités par la gauche. Vous pourriez envisager une carrière politique ?
Participer à un débat démocratique informé, il me semble que ça fait partie du rôle du chercheur en sciences sociales. Mais, la seule chose qui m’intéresse, c’est la recherche, et j’aime beaucoup trop ce métier pour envisager quoi que ce soit d’autre.
On vous accuse d’être le « Didier Raoult » de l’économie. Thierry Breton remettait même en cause votre fiabilité académique. C’est le signe de quoi selon vous ?
Ça témoigne simplement du fait qu’on en est à ce niveau d’argumentation. Quand on a été commissaire européen, patron d’entreprises et qu’on se place sur une ligne argumentative de cette qualité-là, c’est qu’il n’y a aucun argument de fond. Or moi ce qui m’intéresse c’est le débat d’idées. Les calomnies, ça vient souvent avec l’exposition publique mais ça ne me touche pas.



