Comment le RN a utilisé le Parlement européen pour draguer les antivax
POLITIQUE – C’est donc à Marseille, ville ouverte sur la Méditerranée et connue pour sa dimension cosmopolite, que le Rassemblement national va se lancer pour de bon vers les élections européennes, même si cela fait en réalité plusieurs mois qu’il est en campagne. Pour Jordan Bardella et Marine Le Pen, il s’agit d’accélérer pour conserver l’avance du parti lepéniste dans les sondages, et entretenir la dynamique après son premier « coup » : le recrutement de l’ancien directeur de Frontex, Fabrice Leggeri.
Un ralliement censé incarner la crédibilité du RN mais qui aura du mal à cacher la réalité moins reluisante de son activité au Parlement européen. Une activité qui a consisté, entre autres, à surfer sur les discours complotistes et antivax, aux antipodes de l’image sérieuse que Marine Le Pen s’efforce de construire pour 2027.
Retour à Beaucaire, samedi 16 septembre en début de soirée. Marine Le Pen vient de terminer son discours de rentrée, au détour duquel elle a brandi une obscure Déclaration des droits des nations et des peuples en vue des élections européennes. Un gadget politique sans lendemain qui n’a pas emballé Thierry et Martine*, qui se baladent dans les allées des « Estivales » du parti d’extrême droite.
Virginie Joron, égérie des antivax
Ce couple, la petite soixantaine, est venu de Haute-Savoie. C’est la première fois qu’ils poussent les portes d’un meeting politique. Et donc la première fois qu’ils s’intéressent à un événement du Rassemblement national. L’immigration ? Pas vraiment leur sujet. La menace islamiste alors ? Non plus. « Marine Le Pen a beaucoup parlé de liberté, et vous savez, la liberté, avec tout ce qu’on nous a fait ces derniers temps, c’est vraiment important », souffle Martine, avant de donner un indice sur les raisons de sa présence. L’œil pétillant, elle confie comme un secret ne pas être « piquée ».
L’oreille avertie reconnaît tout de suite ce champ lexical prisé des antivax. « On est venus parce qu’on est fan de Virginie Joron, on suit tous ses combats », confirme Thierry. Lunettes carrées et blazer beige sur chemise azur, l’eurodéputée RN est effectivement présente à Beaucaire, où elle a pu disserter sur son sujet préféré : la remise en cause du traitement de la pandémie par la science, les médias, et le pouvoir en place. Suivie par plus de 13 000 personnes sur Instagram et plus de 100 000 sur X (soit le double du très médiatique vice-président du RN Sébastien Chenu), Virginie Joron consacre quasi exclusivement son activité de parlementaire européenne à blanchir les discours antivax, sur fond de sous-entendus complotistes.
Sur le site du Parlement européen, on peut mesurer l’ampleur de cette croisade. Un débat sur la situation en Hongrie et le gel des fonds de l’UE ? Sa question évoque « les sommes géantes versées à Pfizer-BioNtech ». Une discussion sur « l’approche stratégique de l’application du droit de l’Union » ? L’occasion pour l’élue d’évoquer les soi-disant « 12 000 morts et des millions d’effets secondaires des vaccins contre la Covid-19 ».
Le Parlement européen lui permet aussi de recevoir certaines personnalités covidosceptiques, à l’image d’Alexandra Henrion Caude, ex-généticienne devenue icône des antivax, aperçue dans le film conspirationniste Hold-up et dans les cortèges de Florian Philippot, aux côtés de Jean-Marie Bigard et Francis Lalanne. C’est dans ces mêmes locaux flanqués de la bannière étoilée que l’intéressée reçoit le blog conspirationniste France-Soir pour mener (encore une fois) la charge contre Pfizer. Ou Christian Perronne, l’une des figures de proue du mouvement antivax, promoteur de l’hydroxychloroquine.
Son dernier combat ? Une exposition en l’honneur des « victimes des effets secondaires » du vaccin contre le Covid. Ce qui lui a été refusé jeudi 29 février par le Parlement européen, car la manifestation contrevient à son règlement. Ses interventions, commises dans un décor institutionnel offrant une illusion d’officialité à ce discours marginal, sont du miel à l’oreille des pires chaînes Telegram conspirationnistes.
« Indices périphériques »
Soigneusement découpées par ses soins et relayées sur ses réseaux sociaux, ses vidéos frappées du logo Identité et démocratie (le groupe du RN au Parlement européen) se retrouvent massivement partagées sur les relais francophones de la mouvance QAnon, comme le canal « L’Alliance Humaine 2020 » qui compte 25 000 abonnés. Ou encore sur « RGNR », la chaîne du gourou crudivore et champion hors catégorie de la désinformation médicale Thierry Casasnovas, où le discours de l’eurodéputée RN était encore cité dans un message du 28 décembre.
« Il y a toujours une forte connivence entre l’extrême droite et les mouvances complotistes, visant à la déstabilisation du pouvoir en place. En l’accusant d’être violent à l’égard du peuple, de ne pas vouloir le protéger, d’imposer la vaccination etc. Ça s’inscrit dans la même volonté de jouer sur la peur, avec parfois des visées électoralistes », explique au HuffPost Severine Falkowicz, co-autrice du livre Au cœur de l’esprit critique – Petit guide pour déjouer les manipulations (éd. Eyrolles).
Maître de conférence en psychologie sociale, la chercheuse pointe « les indices périphériques » mobilisés par Virginie Joron pour accentuer la crédibilité de son discours. « Les gens sensibles à ces thèses peuvent être rassurés par le décor : “Ah tiens, une politique qui parle”, “ah tiens, un drapeau européen”. Ces éléments impactent la confiance que l’on accorde à un discours, et peuvent donc conduire à y adhérer sans questionner le fond ». Autrement dit, son statut d’eurodéputée renforce l’autorité de ces discours, pourtant vus comme dangereux par la communauté médicale. Ce qui n’est pas sans effet, puisqu’une proposition de résolution rédigée par ses soins a été l’origine de la diffusion massive d’une fake news concernant la création d’un fonds d’indemnisation pour « les milliers de victimes de la vaccination ».
Reste dorénavant à savoir si l’intéressée sera reconduite sur la liste du RN. Sollicitée par Le HuffPost, Virginie Joron n’a pas donné suite. « La liste est encore en cours de construction, et elle ne sera pas dévoilée en intégralité avant plusieurs semaines », explique de son côté le député RN Alexandre Loubet, directeur de campagne, qui refuse d’en dire plus sur les eurodéputés sortants qui seront réinvestis ou non.
Le profil de Virginie Joron place en réalité le RN face à un dilemme. Faut-il reconduire une élue qui n’a jamais dérogé à la ligne de son parti, mais dont le discours met à mal son objectif de normalisation ? Ou alors sacrifier une eurodéputée très suivie au risque d’apparaître comme un parti abandonnant sa prétention « antisystème » ? Sur ses réseaux sociaux en tout cas, celle qui est aussi membre du Conseil national du RN a donné rendez-vous à ses très nombreux followers ce dimanche à Marseille.
* prénoms modifiés
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