Ce que les chaînes télé ont appris des attentats de janvier 2015
MÉDIAS – Le 7 janvier 2015, vers 11 h 30, les frères Kouachi pénètrent dans les locaux de Charlie Hebdo et déciment la rédaction. À 11 h 45, i-Télé, l’ancêtre de CNews, annonce la fusillade. Les chaînes d’information en continu suivront rapidement, tout comme les généralistes, TF1 et France 2, dès leur journal de 13 heures.
Les médias ignorent à ce moment-là que leur couverture de cet attentat va durer jusqu’au vendredi en fin d’après-midi, quand les forces de l’ordre auront abattu Chérif et Saïd Kouachi ainsi qu’Amedy Coulibaly. « Les trois pires journées de ma carrière », confie au HuffPost Hervé Béroud, qui dirigeait alors la rédaction de BFMTV. « J’ai le souvenir d’un cauchemar en direct qui n’en finissait pas. » « On avait la perception qu’on vivait un moment totalement unique avec une très grande nervosité et une sorte de sidération », se souvient de son côté Thierry Thuillier, alors directeur de l’information de France Télévisions et directeur de l’antenne de France 2.
Une situation inédite
Dès l’attaque contre Charlie Hebdo, les chaînes généralistes se sont presque transformées en chaînes d’information en continu, prolongeant les JT en éditions spéciales. « Il a fallu apprendre aux équipes quasiment un autre métier, d’être en live non-stop, en allant peut-être parfois trop vite », reconnaît Thierry Thuillier.
Dans cette situation inédite pour tout le pays, les chaînes ont eu à prendre des décisions cruciales, notamment quelles images montrer et quelles informations diffuser. La vidéo des frères Kouachi quittant les locaux de Charlie Hebdo est par exemple diffusée, mais pas celle filmée par un amateur quelques minutes plus tard, montrant les terroristes abattre le policier Ahmed Merabet. « C’est un choix qui s’est fait naturellement, précise Thierry Thuillier. Si on avait fait comme Le Point [qui en a fait sa Une, ndlr], on aurait été mis en demeure et sanctionnés très gravement. C’est la différence avec les télés, régulées par l’Arcom [ex-CSA, ndlr] ». Seule France 24 diffusera cette image avant d’écoper d’une mise en demeure du CSA.
À BFMTV, on choisit de ne pas révéler certaines informations pourtant exclusives, tant que « tout n’est pas terminé ». Le 9 janvier, leur journaliste Igor Sahiri tombe par hasard sur Chérif Kouachi en appelant toutes les entreprises de Dammartin-en-Goële, dont l’imprimerie où les frères sont réfugiés. Le terroriste dévoile au nom de qui ils ont agi.
« Quand il raccroche, la première décision, c’est évidemment de ne rien dire ni diffuser et de prévenir Matignon », développe Hervé Béroud. Amedy Coulibaly appelle ensuite lui-même BFMTV. « Là aussi, il donne des informations importantes : qu’il a agi de concert avec les frères Kouachi et qu’il a tué des gens à l’Hyper Cacher ». La chaîne ne dit rien de cet appel, sauf aux autorités.
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Après les assauts coordonnés, BFMTV diffusera des extraits des enregistrements exclusifs, mais uniquement « ce qui avait valeur d’information, pas la partie de propagande », précise Hervé Béroud.
Erreurs en direct
Si certains choix ont paru évidents aux cadres des rédactions, des erreurs ont été commises par toutes les chaînes, sans exception. Sur France 2 le 9 janvier, Élise Lucet interviewe la sœur de Lilian Lepère, salarié de l’imprimerie. Elle ignore, comme les frères Kouachi, qu’il est caché sous un évier dans l’entreprise. Cindy révèle en direct au téléphone n’avoir « aucune nouvelle de (son) frère depuis ce matin, je sais qu’il est parti travailler », et dit ne pas avoir encore parlé aux autorités. Lilian Lepère portera plainte par la suite contre France 2 mais aussi TF1 et RMC pour mise en danger de la vie d’autrui.
Pour Thierry Thuillier, ce cas a souligné l’importance « des verrous à mettre et de l’évaluation qu’on doit faire, même en direct, entre le risque pris et l’intérêt de l’interview ». Le directeur de France 2 de l’époque estime aujourd’hui qu’il faut « savoir renoncer à faire ce genre d’interview pour préserver un intérêt général ».
Sur BFMTV, lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris, le journaliste Dominique Rizet révèle la présence de personnes cachées dans la chambre froide, une information qui aurait pu parvenir au terroriste. Dix ans plus tard, Hervé Béroud admet sans détour que « c’était une erreur et même une faute », rappelant que la chaîne a eu « largement l’occasion de le reconnaître depuis ». Après un an de discussions avec les familles des victimes, qui ont porté plainte contre BFMTV, un accord a été trouvé.
L’explication d’une telle erreur est humaine, selon Hervé Béroud : « Cela faisait trois jours que tous nos journalistes étaient à l’antenne. Le journaliste en question était, comme tout le monde, épuisé ». Là encore, les verrous n’étaient pas suffisamment serrés.
Une « désorganisation générale »
L’ancien directeur de BFMTV relate avoir fait, avec ses équipes, de son mieux dans une situation hors normes et « dans une désorganisation générale », y compris du côté des autorités qui ont peiné à canaliser les journalistes. Ce qui explique que des caméras aient pu filmer l’avancée des gendarmes autour de l’Hyper Cacher le 9 janvier.
Juste avant l’assaut, Hervé Béroud reçoit la consigne d’arrêter son direct. « J’ai été appelé en premier, et j’ai dit qu’évidemment, on allait respecter cette demande mais que ça ne servait à rien s’il n’y avait que BFM qui le faisait », raconte-t-il. Il décrit une scène surréaliste, dans un moment d’urgence absolue : « Les autorités ne savaient pas comment joindre les patrons des chaînes. C’est moi qui leur ai donné les numéros de téléphone ».
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TF1 est la seule chaîne à ne pas couper son direct lorsque l’assaut commence. Les premiers coups de feu sont diffusés pendant quelques secondes, malgré les consignes des autorités. Contactée par Le HuffPost, la direction de la chaîne n’a pas répondu à nos sollicitations. France 3 et Canal+ diffuseront la vidéo dans son intégralité plus tard le soir, montrant la mort d’Amedy Coulibaly, ce qui leur vaudra une mise en garde du CSA.
Les télés dans l’œil du CSA
La première leçon tirée de ces trois jours a été collective : « Il fallait trouver un modus operandi avec les autorités pour qu’on fasse notre boulot sans mettre en danger la vie des otages ou donner des informations utiles aux terroristes », affirme Thierry Thuillier. « Chacun dans son couloir avait bien conscience que c’était perfectible et susceptible de recommencer, ce qui est arrivé d’ailleurs », note Hervé Béroud, qui a quitté BFMTV début octobre 2024 pour diriger l’information de M6 et RTL. Désormais, les forces de l’ordre mettent tout de suite en place un périmètre de sécurité lors d’événements de ce type.
L’enquête du CSA sur le traitement médiatique des attentats a aussi aidé les rédactions réprimandées. Dans ses résultats en février 2015, le régulateur de l’audiovisuel, devenu l’Arcom, a relevé 36 manquements et donné 15 mises en garde et 21 mises en demeure à plusieurs médias. « Tout le monde en a pris pour son grade, à juste titre », reconnaît Thierry Thuillier.
Ce remontage de bretelles collectif a donné lieu à des discussions bénéfiques. Les règles sur la dignité humaine servent désormais de guide aux médias lors de tragédies. « Ce sont des notions qui se sont imposées au fur et à mesure dans la logique des rédactions, et c’est quelque chose qui n’était pas forcément prioritaire dans l’exercice de notre métier » souligne Thierry Thuillier.
Bilan de conscience
Chaque rédaction a également fait son propre constat. À BFMTV, après janvier 2015, la rédaction a été renforcée, avec davantage de journalistes et de consultants en police, justice et terrorisme. Un travail a aussi été fait sur « la divulgation des informations ». Aujourd’hui, un journaliste de BFMTV en plateau doit faire valider la diffusion d’une information par la direction avant de la donner à l’antenne.
Un enseignement qui a porté ses fruits. « J’étais au desk en mars 2018, quand l’attentat de Trèbes est tombé. La chaîne avait clairement appris de ses erreurs », témoigne une journaliste de BFMTV, expliquant que le directeur adjoint de la rédaction est passé dans chaque service pour répartir les tâches et redonner les consignes : « au desk : récupérer des témoignages, mais avec prudence. Si on a quelqu’un, on l’enregistre, on ne passe personne en direct ». Selon la journaliste, « la machine était huilée. Les attentats de 2015 et 2016 en cascade avaient achevé de former la rédaction ».
À l’âge d’or de l’information immédiate à la télévision comme sur les réseaux sociaux, facilitée par les lives sur smartphones, Thierry Thuillier estime aussi qu’il faut « résister à la pression de l’immédiateté ». Mais même si toutes les rédactions ont tiré des leçons de janvier 2015, le risque zéro n’existe pas, souligne celui qui est désormais directeur général adjoint de l’information du Groupe TF1.
Le risque est d’ailleurs statistiquement plus élevé aujourd’hui, suite à l’accélération de la course à l’information de cette dernière décennie. « Il y a eu les attentats de 2015 mais on peut citer les gilets jaunes, le Covid, la guerre en Ukraine, liste Thierry Thuillier. C’est un métier humain. Il y aura encore de l’apprentissage et sans doute des erreurs. »
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