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INTERVIEW – Faut-il interdire les réseaux sociaux aux mineurs ? Réponse de la sociologue Claire Balleys

ADOS – Interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans ? Le chef de l’État s’y est engagé le 11 juin. Pour Emmanuel Macron, c’est une question « de santé publique » et cela aiderait à lutter contre les « épidémies de violences » chez les jeunes.

Une promesse qui intervient en même temps que se tient la commission d’enquête parlementaire sur les effets de TikTok sur les jeunes. La plateforme, utilisée par plus de 20 millions de Français chaque mois selon ses données, est souvent blâmée : un sondage réalisé par YouGov pour Le HuffPost en avril dernier montrait que 73 % des Français interrogés jugeaient que l’application ne protège pas assez les mineurs, quand 64 % des personnes se prononçaient pour son interdiction pure et simple aux moins de 18 ans. Mais qu’en pensent les chercheurs qui étudient le rapport des adolescents aux écrans ?

Claire Balleys, sociologue spécialiste des processus de socialisation de la communication et des médias à l’Université de Genève, est contre l’idée d’une interdiction. Pour elle, cela reviendrait à « faire l’économie de vraies politiques publiques plus vastes sur la jeunesse ». Elle a répondu aux questions du HuffPost.

Le HuffPost. Que ce soit en France, en Australie, en Espagne, aux Pays-Bas, l’idée d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ou 16 ans fait son chemin. Est-ce une bonne idée ?

Claire Balleys. Non, car en interdisant, on n’éduque pas. C’est repousser le problème aux 15 ou 16 ans des jeunes, qui vont découvrir les réseaux à cet âge sans plus d’accompagnement. C’est vraiment renoncer à son rôle d’éducateur. Et dans toutes les politiques publiques, on sait qu’il faut éduquer. C’est comme la sexualité, les questions de santé en général, c’est en faisant de la prévention qu’on avance.

Selon vous, est-ce une manière négative d’appréhender les réseaux sociaux ?

Dans le débat, on utilise souvent des termes fourre-tout, « les écrans », « les réseaux sociaux », comme si c’était facile à appréhender, comme s’il n’y avait qu’une jeunesse, qu’un usage… C’est un peu monolithique. Il faut distinguer les différentes plateformes, Snapchat et TikTok, ce n’est pas du tout la même chose.

Souvent, il y a aussi une méconnaissance de la créativité qui s’exprime sur les réseaux sociaux. Il y a beaucoup d’ados qui font des vidéos excessivement drôles, dans lesquelles ils vont par exemple imiter les adultes, avoir un regard critique ou de la dérision. Et ils se reconnaissent dans ces vidéos. Ça leur parle beaucoup, car à cet âge ils ont un besoin de reconnaissance sociale prononcé. C’est un espace d’expression médiatique inédit dans l’histoire. Les jeunes n’ont jamais eu de parole médiatique avant cela.

Les conséquences négatives des écrans sur la santé mentale des adolescents sont régulièrement invoquées. Qu’en pensez-vous ?

Les études sur la santé mentale des jeunes et le temps passé sur les écrans, c’est toujours controversé. Car il faudrait tenir compte du contexte global. Dire que c’est uniquement un problème de réseaux sociaux, c’est faire l’économie de vraies politiques publiques sur la jeunesse. Il y a une forme d’hypocrisie dans le débat public.

Dans celles que j’ai réalisées en Suisse, les différences dans l’emploi du temps en fonction du revenu des parents sont flagrantes. Les ados des familles privilégiées ont tennis lundi, violon mardi, équitation mercredi… Et ils ont un faible temps d’écran. Dans d’autres familles très précaires, il est beaucoup plus élevé. En parallèle, d’autres études montrent que l’autonomie des jeunes dans l’espace public s’est considérablement réduite, car c’est considéré comme dangereux par les parents et qu’ils n’y sont souvent pas les bienvenus. Pour moi, se focaliser sur les réseaux sociaux – sans en minimiser les aspects négatifs -, c’est refuser de voir le contexte global.

Les dangers des algorithmes et de certains contenus sont aussi pointés du doigt…

D’un côté, les plateformes sont – il ne faut pas l’oublier – dirigées par des entreprises qui font beaucoup de propagande. Ce qui est poussé ou visibilisé, ce sont certains discours plutôt clivants… Et le système des algorithmes ne tient clairement pas compte du bien-être des ados.

Sur TikTok, vous allez avoir des sortes de guides de l’anorexie, qui vous dictent ce qu’il ne faut pas manger, comment entrer en restriction alimentaire etc. Mais vous allez aussi avoir des gens qui s’en sont sortis, qui ont guéri, qui expliquent comment ils ont surmonté cette maladie. Vous allez avoir le pire et le meilleur dans tout.

Leur répéter que les écrans, c’est mal, ce n’est pas très constructif ni valorisant pour eux. Il y a au contraire beaucoup de choses positives : il y a une pluralité d’usages possibles.

Quels sont, selon vous, les bienfaits de ces plateformes pour les adolescents ?

Il y a d’abord tout ce qui relève de l’entretien du lien social – les relations avec leurs pairs, leurs amis. Ils vont par exemple utiliser Snap pour s’organiser, faire des stories privées, il y a tout un paramétrage qui est structuré, contrairement à l’idée d’une exposition publique, où les jeunes publient tout et n’importe quoi. Les ados sont plus pudiques de ce qu’ils vont montrer.

Pour beaucoup d’ados, c’est plus facile de se confier à distance. Et ça, c’était déjà la fonction du téléphone avant : dans les années 90, ils passaient des heures au téléphone. À l’adolescence, il y a un besoin particulièrement fort d’avoir des miroirs de soi, de son expérience, de sa réalité. Et cette validation, on ne la trouve pas toujours dans son entourage direct.

C’est la grande force des réseaux sociaux : toutes les communautés autour des questions identitaires, d’orientation sexuelle… Quels que soient vos intérêts, votre condition, vos goûts, vous allez trouver des gens qui expérimentent la même chose que vous. Cela reste des espaces d’expression, qui ne sont pas neutres et ont beaucoup de travers, mais qui sont intéressants.

Sans interdiction, comment faire pour que l’usage qui en est fait par les adolescents soit plus encadré ou plus sécurisé ?

Je pense qu’il faut un accompagnement, mais surtout il faut apprendre aux jeunes comment interagir avec l’algorithme, afin d’obtenir les meilleurs contenus possibles, des choses qui les enrichissent. Il faut qu’ils sachent comment ça fonctionne, mais aussi comment faire pour sortir d’une bulle de filtre, comment faire des recherches sur la plateforme et passer d’une posture passive à une posture active.

Les ados d’aujourd’hui vont vivre toute leur vie avec l’intelligence artificielle, interagir toute leur vie avec des algorithmes. Donc autant leur apprendre aujourd’hui à s’en servir au mieux et intelligemment, plutôt que d’interdire.