Politique

Ce Complément d’enquête sur les coulisses du Sénat et son « pas de vague » est saisissant

POLITIQUE – Depuis longtemps, une vieille blague circule dans les couloirs du Sénat. Pourquoi la moquette y est-elle rouge et si épaisse ? Pour que l’on ne voie pas le sang qui coule et que l’on n’entende pas les corps tomber, rapporte-t-on sous cape. Réputé pour son opacité, son entre-soi et son fonctionnement clanique, le Palais du Luxembourg est au cœur d’un numéro de Complément d’enquête diffusé ce jeudi 19 juin sur France 2.

Plusieurs collaborateurs parlementaires y témoignent à visage découvert, révélant avoir été victimes de harcèlement moral de la part de sénateurs brutaux. Ainsi Jean-Louis Gibault, qui a travaillé auprès de l’ex-élue Joëlle Garriaud-Maylam (LR) pendant six mois, décrit un « système de chaud-froid permanent », fait « d’ordres et de contre-ordres ». « Vous tournez bourrique en permanence. Elle n’est jamais satisfaite », se plaint-elle. La vie personnelle de cet assistant parlementaire a été lourdement impactée par ce climat anxiogène : problèmes de sommeil, crises d’asthme… Il s’est finalement tourné vers les prud’hommes et a obtenu la reconnaissance du qualificatif de harcèlement moral et le versement de 3500 € en dommages et intérêts.

Le documentaire décrit avec précision cette « loi du silence », sorte de chape de plomb qui s’abat sur une institution prestigieuse, moins médiatique que l’Assemblée nationale et donc d’une certaine manière plus à l’abri des regards. Une ancienne collaboratrice parlementaire parle d’une « culture de l’impunité » et d’un « climat d’entre-soi ».

Un exemple : le refus du bureau du Sénat, en 2023, de qualifier de « harcèlement moral » les faits reprochés à l’ex-sénatrice Esther Benbassa. L’écologiste est pourtant accusée d’avoir mis en place un management brutal, fait « d’humiliations, de menaces et de harcèlement ». Certains de ses anciens collaborateurs parlent de chantage à l’emploi, d’autres de remarques déplacées ou de SMS peu professionnels. Pas suffisant pour le bureau du Sénat, à majorité de droite.

Des paroles… et des actes

Ce nouveau numéro de Complément d’enquête, deux semaines après celui sur Rachida Dati, pointe finalement « l’hypocrisie » de sénateurs capables de tenir de grands discours à la tribune ou dans les médias sur des sujets d’intérêt public puis de ne pas s’appliquer ces mêmes principes à eux-mêmes.

En 2020, Joël Guerriau avait ainsi fustigé dans l’hémicycle la consommation de drogues… pour finalement être mis en examen pour administration de substance dans le but de commettre une agression sexuelle. Le sénateur est accusé d’avoir sciemment drogué la députée Sandrine Josso à l’hiver 2023 ; il risque aujourd’hui jusqu’à 5 ans de prison et 75 000 € d’amende. Dans un autre registre, Joëlle Garriaud-Maylam (dont le cas est évoqué plus haut) avait été nommée en 2021 membre d’une mission d’information… sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement.

Le « pas de vagues » de Gérard Larcher en question

« Ce sont les habitudes de fonctionnement du Sénat, témoigne dans le documentaire le président du groupe écologiste Guillaume Gontard. On met de côté, on met l’affaire sous le tapis, on la règle entre nous et surtout on ne fait pas de bruit ». Car ce qui est en cause, c’est aussi la méthode du président Gérard Larcher, connu pour vouloir « laver le linge sale en famille ». Défenseur du « pas de vagues », le troisième personnage de l’État n’a transmis aucun dossier à la justice, contrairement à ce que prévoit l’article 40 du code pénal : « Toute autorité constituée qui acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Gérard Larcher n’a pas répondu aux sollicitations de Complément d’enquête.

Une cellule d’écoute a bien été mise en place en 2018, notamment composée d’un médecin et d’un psychologue, mais elle n’a pas le pouvoir de saisir la justice. Ce qui fait douter certains collaborateurs, qui préfèrent garder pour eux leurs souffrances plutôt que prendre le risque d’être congédiés par leur employeur. Plusieurs affaires doivent être tranchées devant les prud’hommes dans les prochaines semaines.