Ce que pourrait (vraiment) faire un gouvernement dirigé par le RN
POLITIQUE – Les jeux ne sont pas faits, mais il n’est pas interdit d’y penser. D’autant que le Rassemblement national reste la formation politique la mieux placée dans les sondages en vue des élections législatives anticipées de 2024. Alors, imaginons : dimanche 7 juillet, le RN obtient 300 députés, et les portes de Matignon s’ouvrent pour Jordan Bardella.
Pour la première fois depuis l’après-guerre, l’extrême droite se retrouve au pouvoir. Certes, dans le cadre d’une cohabitation, mais tout de même à la tête d’un gouvernement appuyé par une majorité à l’Assemblée nationale. Ce qui signifie, en théorie, que le président du RN aura les mains libres pour appliquer (aussi applicable soit-il) son programme, sans l’aval d’Emmanuel Macron qui resterait chef de l’État.
Quid des ministres ?
Le site du Conseil constitutionnel est clair : « En période de cohabitation, le centre de gravité du pouvoir se déplace donc de l’Élysée à Matignon. » Pour autant, Jordan Bardella ne pourra imposer des ministres à Emmanuel Macron, puisque ceux-ci restent nommés par le président de la République, « sur proposition du Premier ministre ». Ce qui implique un accord entre les deux.
« Le président François Mitterrand avait réussi à imposer des ministres à Jacques Chirac, donc il y a quand même une petite marge de manœuvre », souffle au HuffPost un haut fonctionnaire, qui rappelle que les nominations faites en Conseil des ministres répondent aussi à cette logique d’accord, puisqu’elles sont prises par décret signé par les deux têtes de l’exécutif.
Aucun « domaine réservé »
Autre limite pour Jordan Bardella : il ne lui reviendra pas, s’il est Premier ministre, de ratifier des traités internationaux et ne pourra pas, unilatéralement, prendre ses distances avec l’UE.
Pour autant, ses prérogatives resteraient (très) larges. Comme le précise la Constitution, « le Premier ministre dirige l’action du gouvernement », lequel « détermine et conduit la politique de la nation ». Ce qui signifie que c’est bien l’extrême droite qui serait à l’initiative, même s’il revient au Président de la République d’inscrire les projets de loi qui émaneraient du gouvernement à l’ordre du jour du Conseil des ministres.
En cas de refus de sa part, il s’agirait pour Emmanuel Macron d’un blocage symbolique, puisque le texte en question pourrait émerger du groupe majoritaire à l’Assemblée (le RN donc) via une proposition de loi. Dans les faits, Jordan Bardella aurait donc toute latitude pour imposer son projet rétrograde sur l’école ou baisser la TVA à 5.5 % sur l’électricité et le carburant (du moins si l’Europe l’autorise).
Et il en serait de même pour la diplomatie. « La politique étrangère relève du Quai d’Orsay, qui relève du gouvernement, et donc du Premier ministre. Même chose pour les Armées. Emmanuel Macron ne pourrait quasiment plus rien décider sur l’Ukraine par exemple », alerte le haut fonctionnaire cité plus haut, tordant le cou à l’idée que le chef de l’État dispose d’un « domaine réservé » sur le plan diplomatique et militaire, en sa qualité (honorifique) de chef des Armées. En décembre 1999, le Premier ministre Lionel Jospin s’était par exemple opposé à l’envoi de troupes en Côte d’Ivoire, voulu par le président Jacques Chirac.
« Vie impossible »
De quoi entraver les engagements pris par le chef de l’État à l’égard de Volodymyr Zelensky, sur l’aide de la France à l’armée ukrainienne face à la Russie ? « Si Bardella décide de jouer l’obstruction, il pourra toujours le faire, en lien avec le ministre des armées, afin de rendre la vie impossible à Macron », estime pour Le Monde François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation de recherche stratégique. En outre, on rappellera que les ventes d’armes sont soumises à la validation du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), placé sous l’égide de Matignon.
Dans la perspective d’une victoire de Donald Trump au mois de novembre, et compte tenu de la proximité affichée et assumée entre le RN et le dirigeant hongrois Viktor Orban, lui-même complaisant à l’égard de Vladimir Poutine, un Jordan Bardella devenu Premier ministre aurait toutes les cartes en main pour réorienter la diplomatie de la France concernant la guerre en Ukraine. D’autant que son parti a investi une cohorte de candidats ouvertement pro-russes.
« Je n’entends pas remettre en cause les engagements pris par la France sur la scène internationale, il y a un enjeu de crédibilité à l’égard de nos partenaires européens et de nos alliés de l’Otan », a néanmoins tenu à rassurer Jordan Bardella, tout en se disant contre « l’envoi de matériel qui pourrait avoir des conséquences d’escalade à l’Est de l’Europe ». Autrement dit : lever le pied sur les armes fournies à Kiev. Quoi qu’il en soit, la répartition des rôles au sujet de la défense fait déjà l’objet d’une passe d’armes entre Marine Le Pen et François Bayrou.
Immigration et conflits juridiques
Qu’en serait-il de l’immigration ? Comme dit plus haut, Jordan Bardella pourra en théorie appliquer toutes les mesures qu’il souhaite, y compris celles concernant l’immigration. À une condition près : le respect de la Constitution. Ce qui empêchera le président du RN d’instaurer la préférence nationale, puisqu’une telle mesure contrevient au principe constitutionnel d’égalité et que le Premier ministre n’aura pas le pouvoir de convoquer un référendum visant à réviser la Constitution en ce sens, lequel appartient au chef de l’État.
Le même sort d’inconstitutionnalité pourrait être réservé à la suppression du droit du sol, la suppression de l’aide médical d’État ou celle des allocations familiales aux parents de mineurs délinquants. « Ces projets de réformes contreviennent aux grands principes d’égalité et de non-discrimination qui sont rappelés dans notre Constitution. Ils heurtent aussi de front les conventions internationales ratifiées par la France », souligne auprès du Monde Marie-Anne Cohendet, constitutionnaliste et spécialiste des cohabitations.
La juriste anticipe des bras de fer entre le gouvernement et le Conseil constitutionnel, ou la Cour européenne des droits de l’Homme, et rappelle qu’il sera également possible pour un chef de gouvernement RN de durcir par décret certaines règles existantes.
« Résistance intérieure »
Reste par ailleurs à savoir si l’appareil d’État acceptera d’appliquer les mesures du RN. Certains cadres de l’éducation nationale ont par exemple fait savoir qu’ils refuseraient d’appliquer la politique du parti d’extrême droite. Une position qui, en réalité devrait être marginale.
« J’ai des camarades de promotion, et même certains venant de la gauche, qui veulent rester avec l’idée de ne pas laisser les clés à l’extrême droite », explique au HuffPost un énarque, décrivant le choix d’une forme de « résistance intérieure » quand d’autres « vont déjà à la soupe » en formulant des offres de services, soit par opportunisme, soit par résignation ou, parfois, par adhésion au RN. Et il leur reviendra, en cas de victoire aux législatives, d’opérer la privatisation de l’audiovisuel public ou l’arrêt du financement du Planning familial. En attendant, Jordan Bardella et Marine Le Pen s’échinent déjà à composer leur équipe.
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