Politique

Face à l’absence de majorité durable, la proportionnelle est-elle la solution ? -INTERVIEW

POLITIQUE – Les crises politiques, c’est comme les insectes nuisibles, mieux vaut les traiter dès l’apparition des premiers symptômes. En chutant sur le vote de confiance le 8 septembre dernier, François Bayrou a redonné de l’épaisseur à la crise politique ouverte depuis les législatives anticipées de juin 2024. Quant à l’arrivée de Sébastien Lecornu, ce mercredi 10 septembre, à Matignon, elle ne semble pas dissiper complètement, y compris dans les instances socialistes, la perspective d’une éventuelle nouvelle dissolution.

Mais pour quel résultat si les règles du scrutin restent inchangées ? Le HuffPost a demandé à Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre socialiste de la Justice et juriste si la mise en place d’un scrutin à la proportionnelle permettrait de sortir de la crise.

Le HuffPost : Vous avez dit « Là où Lecornu passe, le macronisme trépasse », quel regard portez-vous sur la nomination du nouveau Premier ministre dans ce contexte de crise politique ?

Jean-Jacques Urvoas : À l’évidence, le président ne tient pas compte de ses propres analyses. Dans sa lettre aux Français du 10 juillet 2024, il annonçait qu’il allait chercher une coalition qui devait « garantir la plus grande stabilité institutionnelle possible ». À cette fin, il a nommé Michel Barnier puis François Bayrou, sans que cela ne marche. Par quel miracle peut-il encore penser que son dernier choix va garantir la stabilité ?

Concernant Sébastien Lecornu, c’était une référence à son bilan que je juge catastrophique aux Outre-mer. Il est parvenu à briser en six mois le processus de Nouméa qui se déroulait paisiblement depuis 1988. Dans les autres territoires ultramarins, il a été tellement maladroit qu’aux législatives de 2022 aucun député macroniste n’a été élu. Il a certainement bien des talents mais les électeurs des Outre-mer ne semblent pas y avoir été sensibles.

Si vous deviez expliquer la proportionnelle à un enfant comme vous y prendriez-vous ?

Je lui dirais que c’est une règle qui permet de composer une Assemblée à l’exacte proportion du vote des électeurs. 10 % des voix égal 10 % des sièges. C’est une photo non travaillée du paysage politique.

Mais attention, il n’y a pas « une » proportionnelle mais 50 nuances, tout est dans les détails. Le pays qui a la plus pure chimiquement, c’est Israël, avec une seule circonscription pour élire les 120 députés de la Knesset. Il y a donc 120 noms par liste avec un seuil d’éligibilité à 3,25 %.

On a beaucoup parlé de la proportionnelle au moment du vote de confiance de François Bayrou. C’est une solution à la crise institutionnelle ?

Ce n’est pas « la » solution à la crise, parce que cette dernière ne se résume pas à un seul facteur. Le passage à un mode de scrutin proportionnel peut être un élément de la réponse mais ce n’est pas l’unique réponse.

À qui profiterait politiquement la proportionnelle ?

À ceux qui la défendent. Un mode de scrutin c’est simplement une règle de répartition des voix, c’est un outil. Si une force politique en fait la promotion, c’est parce qu’elle espère en bénéficier. D’ailleurs, en 1958 quand de Gaulle choisit le scrutin majoritaire, c’est d’abord parce qu’il « voulait une majorité » selon ses propres mots.

En l’état des influences mesurées par les sondages, s’il y a bien un parti qui n’a rien à redouter d’un changement du mode de scrutin c’est le RN. Quand vous pesez autour 30 %, tout mode de scrutin vous sert. Ainsi en 2017, La République en marche a obtenu 28,21 % des suffrages et 308 députés, soit 53 % des élus au second tour. De ce fait, je ne serais pas surpris que le RN soit mesuré dans sa revendication de la proportionnelle. Au regard de la promesse des sondages et de ses efforts d’implantation locale, le scrutin majoritaire pourrait mieux servir ses intérêts électoraux.

Dans le cas d’une proportionnelle à un tour, ce serait de fait la disparition du front républicain ? Comment réagiraient les électeurs face au changement de scrutin ?

Les électeurs sont des stratèges. Si la règle est changée, leur comportement changera. Mais il est impossible d’être plus précis car l’arrivée de la proportionnelle conduirait à des choix pour chaque parti. Ainsi cette nouvelle règle n’aurait d’intérêt que si chaque formation se présentait sous ses couleurs pour mesurer véritablement son poids électoral. Alors l’électeur aurait véritablement le choix. Mais les petits partis n’auront-ils pas la tentation de s’allier pour atteindre le seuil d’éligibilité ?

Pour éviter ce risque de regroupement, le mieux serait alors de choisir un mode de scrutin comparable à celui en vigueur en Allemagne. L’électeur y vote deux fois : la première fois pour le candidat qu’il souhaite voir remporter dans sa circonscription et une seconde pour le parti de son choix au niveau national. De ce fait, les 85 députés écologistes sont élus sur la liste nationale.

Comment réagirait l’électeur ? Aujourd’hui, il est habitué à avoir ces deux tours, au premier il choisit, au second il élimine. S’il n’a plus qu’un seul tour, que va-t-il privilégier ? Ses convictions ou l’élimination ?

Est-ce que ça implique nécessairement un redécoupage des circonscriptions ?

Pas nécessairement, si vous reprenez le mode de scrutin en vigueur aux législatives de 1986, vous n’avez rien à faire. La loi promulguée le 11 juillet 1986 prévoyait que les circonscriptions s’effaçaient derrière les 101 départements, donc aucun redécoupage. Par contre si on se base sur ce que Yaël Braun-Pivet suggère – la proportionnelle dans tous les départements avec plus de 11 députés et les autres au scrutin majoritaire -, il faudra des ajustements. Si l’inspiration devait être allemande, le nombre de circonscriptions diminuerait, il faudrait alors découper. Mais il faut faire simple. Si vous changez le mode de scrutin, de manière complexe, alors l’électeur sera suspicieux.

Quelle différence si les partis se mettent d’accord avant ou après ?

C’est le rapport à l’électeur qui change. Avec l’actuel scrutin majoritaire, les partis se rassemblent en coalition avant le scrutin et offrent ainsi une esquisse de gouvernement. Dans le cas de la proportionnelle, l’électeur vote pour un parti et après observe les groupes parlementaires négocier pour bâtir une coalition. Ainsi en Allemagne, quand les électeurs se prononcent, ils ne savent pas avec certitude à quoi va ressembler leur futur gouvernement.

L’introduction de la proportionnelle serait-elle à même de remobiliser les électeurs ?

En tout cas, elle permettrait de redistribuer les cartes du jeu. Et cela ne serait pas inutile de savoir le poids électoral réel de chaque formation politique. De surcroît, on peut imaginer que si l’offre politique est plus diversifiée, chacun sera plus susceptible de trouver un candidat qui lui ressemble. Dans les derniers scrutins, en raison de l’existence des coalitions, les frustrations pouvaient exister.

Il est par ailleurs inquiétant de voir monter cette interrogation sur l’utilité du vote. Pour la première fois depuis 1958, en 2024, le président n’a pas appelé la coalition arrivée en tête pour gouverner. Une telle attitude a généré, à mes yeux, dans le régime de la Ve République, une perte de confiance dans le vote, une atteinte à la sincérité de la démocratie. Pour cette raison, je ne suis pas optimiste sur la participation aux municipales de 2026 alors qu’il s’agit d’un scrutin traditionnellement plébiscité par les Français. On dit toujours que la dissolution est une bombe à fragmentation, mais cette perte de l’importance du vote est un poison lent.

On parle souvent de la Belgique, de l’Allemagne, de ces voisins qui ont mis en place la proportionnelle, qu’est-ce que ces exemples peuvent nous apprendre ?

On regarde toujours les autres avec les yeux de Chimène, mais ces pays bénéficient d’une culture du compromis dont nous sommes dépourvus. Nous avons depuis très longtemps une culture verticale, une administration puissante, un exécutif omnipotent, ça forge des habitudes depuis 200 ans.

Tout compromis est chez nous vu comme un abandon des convictions, comme une compromission. Ce n’est donc pas simplement par le vote d’une loi installant la proportionnelle que la disponibilité pour la négociation apparaîtra comme par enchantement. Ce sera bien plus long.

Et d’ailleurs pour les mêmes raisons, je serais surpris que cette loi soit votée. Rares sont les présidents qui ne l’ont pas promis durant leur campagne et elle n’est jamais venue. Georges Clemenceau disait qu’on « reconnaît un discours de Jean Jaurès parce que tous les verbes sont au futur », et bien la proportionnelle, on en parle toujours au futur !