Pourquoi ces experts réclament l’interdiction de fumer en terrasse (et pourquoi ça coince)
SANTÉ – Le soleil se fait moins timide, les températures remontent et de nombreux Français se précipitent sur les terrasses, cigarette à la main pour certains. S’il est interdit de fumer à l’intérieur des bars et des restaurants depuis 2007, les fumeurs sont toujours les bienvenus dans les espaces extérieurs de ces établissements. Mais les choses peuvent-elles évoluer ?
« On se concentre sur les lieux où il y a beaucoup d’enfants », évacue la ministre de la Santé et du Travail Catherine Vautrin dans une interview accordée à Ouest-France ce jeudi 29 mai, dans laquelle elle annonce le bannissement du tabac dans plusieurs lieux à compter du 1e juillet. Exit les cigaretttes sur les plages, dans les parcs et jardins publics, aux abords des écoles, sous les abris de bus, ou encore dans les équipements sportifs. « Fumer y sera donc interdit, pour protéger nos enfants », annonce-t-elle.
Pas de changement en vue pour les terrasses, donc. Il faut dire que son collègue Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et de l’Accès aux soins, semblait plutôt réticent à cette idée, il y a quelques semaines sur Sud Radio. « Le moment de boire un café avec une cigarette fait aussi partie de la vie en général et des moments de répit », avait déclaré le cardiologue, invitant à arrêter d’« emmerder les Français ». Près de 7 personnes sur 10 (68 %) sont pourtant favorables à une interdiction de fumer « sur les terrasses des bars et restaurants », a révélé une étude YouGov réalisée pour Le HuffPost en amont de la Journée mondiale sans tabac le samedi 31 mai.
En plus d’être populaire, le bannissement des cigarettes des terrasses est appuyé par la Commission européenne, qui a adopté en septembre dernier un renforcement de ses lignes directrices contre le tabagisme. Ces propositions, non contraignantes, invitent notamment les États membres de l’UE à « assurer une protection efficace contre la fumée secondaire et les aérosols » du tabac « dans toutes les zones extérieures ou semi-extérieures » – notamment les terrasses des cafés et restaurants.
L’extérieur ne règle pas toujours le problème du tabagisme passif
L’interdiction des cigarettes classiques ou électroniques en terrasse fait aussi consensus parmi les associations anti-tabac interrogées par Le HuffPost. « Au moment de la loi de 2007, les risques causés par le tabagisme passif n’étaient aussi démontrés que pour les espaces intérieurs, analyse Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national contre le tabagisme (CNCT). Depuis, on a montré que quand il y a une concentration de personnes, le risque est présent même en extérieur, surtout si l’espace n’est pas correctement aéré. »
Et cette aération pose souvent problème, selon Alexandre Markovic, directeur exécutif de l’association Demain sera non-fumeur (DNF). « Il y a un problème autour de la définition de ce qu’est une terrasse, explique-t-il. Complètement découverte, on peut fumer, mais l’hiver quand elle est pratiquement transformée en véranda, ça doit devenir un espace non-fumeur et la règle n’est pas toujours respectée. »
Les terrasses de ce type sont comparées à des « aquariums » par le professeur Loïc Josseran, président de l’ACT-Alliance contre le tabac. « Vous avez des espaces fermés quasiment ou complètement », fustige-t-il. « Ce n’est pas aéré, pas ventilé, pour renouveler l’air on ouvre les portes et les clients à l’intérieur profitent aussi des fumées. Les plus exposés au tabagisme passif sont alors les professionnels de la restauration. »
Une situation dans laquelle la terrasse devrait être « non-fumeur », reconnaît Franck Delvau, président de l’antenne francilienne de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie. Ce dernier assure toutefois que la règle est « bien intégrée » par la majorité des établissements, dont la terrasse est « totalement aérée ».
L’interdiction pourrait même plaire à certains fumeurs
Mais quand bien même l’espace extérieur d’un restaurant est ouvert aux quatre vents, l’interdiction d’y griller une cigarette pourrait aussi permettre une « dénormalisation du tabac », nécessaire selon les associations et les professionnels de santé. « Il faut faire en sorte qu’il ne soit plus normal de fumer partout et tout le temps », affirme Alexandra Gentil, médecin tabacologue et addictologue du CHU d’Angers.
La spécialiste interrogée par Le HuffPost propose un parallèle avec l’interdiction de fumer dans les aires collectives de jeux pour enfants dans les parcs, entrée en vigueur en 2015. « Ce n’est pas tant pour le risque sanitaire que pour l’image que ça renvoie à des jeunes chez qui on ne veut pas ancrer la normalité de fumer », expose-t-elle. D’après l’addictologue, l’interdiction de fumer en terrasse pourrait même faire des heureux… parmi les fumeurs. « Il faut se souvenir que 60 % d’entre eux veulent arrêter, pointe-t-elle. Ils sont nombreux à dire que l’abstinence est difficile à gérer dans des lieux comme les terrasses, qu’ils sont beaucoup à éviter lors du processus de sevrage. »
« Les fumeurs ne sont pas fumeurs H24 et, quand ils ne fument pas, ils n’ont pas envie de se faire enfumer », abonde Loïc Josseran de l’ACT, soulignant lui aussi qu’« en phase de sevrage, se voir infliger une terrasse avec l’odeur dans le nez et tout le monde qui fume peut être vraiment difficile ». C’est peut-être ce qui explique que 44 % des fumeurs sondés par YouGov se disent « tout à fait » ou « plutôt favorables » à une interdiction de fumer en terrasse.
Du plomb dans l’aile des restaurateurs ?
La mesure ne convainc pas Franck Delvau de l’Umih, pour qui « des gens n’iront plus en terrasse » et choisiront d’autres lieux publics non réglementés – citant l’exemple des quais de Seine à Paris – pour boire de l’alcool qu’ils auront acheté de leur côté. « Vous aurez aussi des gens qui se mettront debout devant la terrasse pour fumer, ce qui ne réglera pas le problème de la fumée », insiste-t-il, dénonçant une mesure qui « infantilise » les fumeurs, souvent « très respectueux et soucieux de ne pas gêner les tables d’à côté ». « On s’attaque aux bars et aux restaurants alors que la période est compliquée pour eux », ajoute-t-il.
Du côté des associations, on fait valoir que l’interdiction de fumer à l’intérieur des restaurants n’a pas fait baisser la clientèle dans les années 2000. « La loi ne leur a pas fait perdre de clientèle et leur en a même fait gagner », estime Alexandre Markovic de l’association DNF, en citant l’exemple des familles qui n’allaient pas au restaurant par crainte des effets de la fumée sur leurs enfants. « L’interdiction ne concernerait qu’un quart de la population, poursuit-il, les trois quarts restant sont une clientèle à aller chercher. »